Controverse multispécifique #2 (17 mai 2022)

// Un séminaire d’une semaine pour “faire assemblée pastorale”

Au coeur du Plateau de Millevaches, sur la belle et grande montagne limousine, l’association “quartier rouge” et ses complices (Patrick Degeorges, Benoit Verjat, Boris Nordmann, etc) organisent une semaine itinérante, pour une cinquantaine d’invités, entre plusieurs fermes et manières d’être en lien avec les intérêts des autres humains et des autres vivants.

// Parler depuis les landes et les tourbières ?

Le Lichen, invité à proposer une pratique pour tenter de rendre compte des perspectives des landes et tourbières, a mis en place une adaptation de sa “controverse multispécifique”.

Dans ce format raccourci pour l’occasion, la cinquantaine d’humain.e.s participant se trouvent projeté.e.s dans un futur proche à l’hypothétique comité de négociation de la Société de Ménagement Multispécifique du Plateau de Millevaches (SOMEMUM). Depuis les intérêts des fougères, des forêts, des petites et grandes douves (etc), ils et elles étudient la demande émanant des intérêts propres des landes et des tourbières : au nom de leur droit à l’existence propre, maintien du pâturage (ovin de préférence), éloignement des espèces ligneuses, réduction des fossés.

// Modalités

>> Atelier pratique dans le cadre d’un séminaire organisé par l’association Quartier Rouge
>> Mardi 17 mai 2022 à 16h30
>> Au Villard – Royère-de-Vassivière (23)
>> 50 personnes
>> Durée : 1h15

// Déroulé détaillé

Cadre préparatoire…

Au matin de ce mardi 17 mai, premier jour du séminaire, sept groupes d’intérêt sont constitués et les participants s’y répartissent (fougères aigles, petites et grandes douves, moutons, éleveurs et éleveuses, landes et tourbières, forêts, espèces humaines). Nous suivons ensuite toutes et tous la journée prévue, au sein de la très fertile ferme de Lachaud. Fred nous conduit entre brebis et fougères, chênes et sphaignes, loups et droseras, etc. Nous parcourons les landes et les forêts, les tourbières et les prairies. Nous observons ce paysage drastiquement transformé depuis l’abandon de l’élevage extensif dans les années 50 au profit de la sylviculture de résineux.

Nous entendons ce que la science dit des tourbières, des parasites, du carbone. Ce que la lecture de paysage dit des milieux ouverts, ou fermés. Ce que les sculpteurs de paysages que sont les éléveuses et leurs moutons peuvent pour ces paysages. Ce que les pratiques agricoles font à la biodiversité et ce qu’elles pourraient faire.

 

Nous entendons que le problème du loup est aussi, et peut-être d’abord, selon comment on regarde le « problème », un problème économique autour de l’alimentation et de son coup. Là où, en 1930, 30 moutons faisaient vivre une famille, nous sommes rendus, un siècle après, à peiner à faire vivre une éleveuse avec 200 d’entre eux. Là où, en 1930, on gardait les troupeaux en famille, les rentrant à la nuit, les petits cheptels, nous dressons des molosses, nous braconnons, nous vitupérons.

Notre petit groupe déjeune sur place. Nous suivons ensuite deux ateliers de pratique, au choix, sur la communication animale ou pour gouter aux “trek danses” de Robin, parmi les branches, les herbes, les animaux et l’eau de la montagne limousine.

Rentré.e.s en salle vers 16h30, la controverse peut démarrer.

Introduction à la controverse

La controverse, animée par Pascal Ferren, est une mise en pratique, un « éprouvement », de théories philo-politico-juridiques autour du droit positif des écosystèmes et des outils de représentation de leurs intérêts propres. C’est une tentative pour vivre, ne serait-ce que très imparfaitement, une écologie prospectiviste (par opposition à une écologie anthropocentriste – écologie de la préservation ou de la compensation). Il ne s’agit pas, ici, de préserver ou protéger une espèce, il s’agit de négocier et faire converger des intérêts multiples partageant un même espace de vie.

C’est également une tentative de réorganisation intempestive de la hiérarchie des savoirs. La science moderne y a une place importante, évidemment, mais la connaissance sensible également, le savoir empathique également, la fabrique artistique, la fréquentation des légendes, les images immédiates, les intuitions, etc. La méthode proposée invite à combiner toutes ses formes de savoirs dans une sorte de syncrétisme épistémologique. Dit autrement, nous recherchons le mélange audacieux des manières de connaître pour représenter des intérêts qui, de toute manière, nous échappent certainement. Ce qui compte ici, dans la représentation, ce n’est pas sa justesse, c’est « l’effort vers ». C’est l’effort, joyeux et honnête, pour « se mettre à la place » de l’autre qu’humain.

Mise en place de la fiction

Voici donc César Palfner et l’organisme potentiel qu’il représente : la SOMEMUM – Société de ménagement multi-spécifique du Plateau de Millevaches. Cet organisme de « gestion » du futur aurait été créé en 2027, suite à la «Loi de gestion des interdépendances » qui invite chaque région naturelle de France à se doter d’instances de négociation entre espèces, pour répondre aux besoins propres de chacune d’entre elles, lutter contre la destruction de la biodiversité, favoriser les équilibres écosystémiques et lutter-contre / faire-avec les bouleversements du climat. La SOMEMUM, en charge de la justice spatiale et spéciste du plateau organise notamment, sur demandes explicites de représentants humains d’entités non-humaines, des négociations entre espèces ou entités, dont le déroulé est le suivant : étape 1 – expression de la demande, étape 2 – comité de négociation, étape 3 – décision responsable.

Nous jouons aujourd’hui la deuxième étape de ce processus (le comité de négociation) afin de discuter la demande des landes et tourbières pour la défense de leur étendue autour de la Ferme de Lachaud. Cette séance d’échanges entre intérêts visent à chercher des convergences d’intérêts permettant de construire ensemble une action de ménagement du plateau. Cette action ou ce cheptel d’actions visera à réponder à la demande initialement formulée tout en l’enrichissant des propositions et conditions des uns et des autres.

César peut alors rappeler la « demande martyr » que les représentant.e.s seront amenés à négocier : Considérant les intérêts de la présence des landes et milieux humides pour la protection globale de l’écosystème terrestre ainsi que la diminution de celle-ci sur le Plateau de Millevaches, nous étudions la saisine des landes et tourbières pour la défense de leur étendue autour de la Ferme de Lachaud. Les landes et les tourbières sont envahies, elles réclament de l’aide pour lutter contre l’abandon et le boisement. Les représentants demandent notamment le maintien et la progression du pâturage (ovin de préférence) et la lutte contre les espèces pionnières des boisements et notamment contre la fougère aigle.

Pour étudier cette demande, la SOMEMUB a convié les représentant.e.s de :

> Landes et tourbières (demandeuses dans cette affaire)

> Fougères aigles (pionnières des boisements spontanées et directement mises cause)

> Moutons (sollicités par la demande)

> Eleveurs et éleveuses (sollicité.e.s par la demande)

> Forêts (sur demande des fougères aigles)

> Petites et grandes douves (sur demande des éleveurs)

> Espèce humaine (étant donné la place cruciale de la survie des tourbières dans les intérêts propres de ce groupe

Négociations

Après un petit temps de « centrage » (quelques minutes de silence pour prendre le temps d’incarner l’entité à représenter), les représentant.e.s échangent entre eux. Qu’avez-vous ressenti ? Comment vont les vivants que vous représentez ? Sont-ils en danger ? Comment vivent-ils ce danger ? Ressentent-ils de la joie, de la tristesse, de la peur, de la colère, de la honte ?

Ils et elles prendre ensuite la parole à tour de rôle et en commençant par l’entité demandeuse (landes et tourbières) en répondant aux deux questions suivantes : Que ressent le milieu dont je représente les intérêts vis-à-vis de la demande des landes et tourbières ? Que pouvons nous proposer pour améliorer la demande et la rendre plus convergente avec nos intérêts propres ?

Face aux réserves des moutons quant à leur capacité, à celles des éleveurs quand aux conditions des pâtures en milieux humides, les landes et tourbières se précisent elles-mêmes, le retour des grands herbivores de plaine est demandé (bison d’Europe, par exemple). Les représentant.e.s regrettent l’absence des représentants des herbivores sauvages et de leurs prédateurs. Les fougères demandent des aménagements et des espaces pour exister tout de même. Les représentant.e.s des forêts, enfin, proposent des conciliations en « rendant » des espaces excessivement enrésinés au pâturage sauvage ou domestique (à condition du respect des forêts feuillus mixtes : intérêt convergent avec les fougères).

Le temps nous manque pour formuler une proposition aboutie prenant compte les intérêts des « parasites ». Un échange hors-sujet s’engagera tout de même pour réformer cette appellation ou l’étendre, aux douglas ou aux sapiens sapiens.