Résidence Méthodes – Mars 2022 – Récit

Le Lichen – laboratoire des interdépendances concernant les humains et les non-humains a été accueilli en résidence du 29 mars au 2 avril 2022 à La maison composer, lieu de recherche et de création basé à Saints-en-Puisaye (89). Une petite semaine durant, la douzaine d’humain.e.s et les autres vivant.e.s réuni.e.s ont pu échanger, se rencontrer, créer des méthodes, composer des dispositifs pour tenter de renouveler le répertoire de l’organisation des espaces de vie.

Nous résidions au Moulin de Hausse-Côte, à la frontière paysagère entre la Forterre et la Puisaye, entre les champs et les collines, à deux pas de la source du Branlin (affluent de l’Ouanne, affluent du Loing, bassin versant de la Seine). 

Contacter arriver

Nous avons d’abord pris contact avec notre environnement immédiat : petite promenade et exploration sensorielle de la source, un petit bain de territoire, un bon quart d’heure d’exploration libre et individuelle de l’espace. Certaines plongent les mains dans l’eau, d’autres s’assoient dans l’herbe humide, écoutent le chant des champs, le vol des oiseaux. Puis, assis en cercle, notre triple poignée d’humain.e.s curieu.se.x partagent leur ressentis : sens après sens. Qu’ai-je entendu ? Qu’ai-je vu ? Senti ? Touché ? Goûté ? Comment tout cela compose un paysage sensible, intempestif, fugace, contextuel, synesthésique ? Sans thèse ni synthèse, nous regagnons le Moulin.


Lister méthodes désirées

Cette semaine est, pour le Lichen, l’occasion de tracer les lignes d’un tout autre tableau. Celui, vaste et sans limite, des manières possibles pour changer de perspective, échanger avec d’autres intérêts vivants que ceux des grands singes que nous sommes. Nous tentons même un classement… 

Soucieu.se.x de notre connexion aux autres primates humains et humaines que nous aimons toujours – tout de même, nous dessinons un axe « du plus étonnant, au moins étonnant » (niveau d’acceptabilité de la méthode) et un autre, « du plus contemplatif au plus délibératif». On y insère à la volée les outils que nous connaissons déjà, ceux que nous avons nous-mêmes ébauchés, ceux, plus nombreux, que nous avons empruntés, à l’éco-psychologie, au design, aux sagesses vernaculaires, ceux, plus nombreux encore, que nous rêvons de composer. 

Engager corps

Nous avons ensuite profité des remarquables conditions d’accueil, que nos hôtes, Ann et Tom, nous ont fournies, pour tester plusieurs de ces méthodes.

Certain.e.s mettent en place un « vis ma vie de non humain », atelier ludique et engageant visant à créer un lien particulier avec une espèce autre qu’humaine. A partir de ce que nous croyons savoir du comportement et des caractéristiques d’un vivant, nous tentons d’appréhender cette manière d’être au monde via nos corps mal adaptés. Comment voit-on notre milieu ? Quel goût ont les aliments ? Comment se déplace-t-on (si on se déplace) ? Comment ressentons nous la présence des autres ? Comment tissons nous ces éléments pour composer un rapport au territoire ? 

Cela dure deux heures environ et réclame des vêtements tout terrain et une forme de lâcher-prise. Le guide de l’atelier formule une question de base. Ce jour de mars 2022, à Saints-en-puisaye : “quelle organisation (spatiale, relationnelle, matérielle …) mettre en place entre les éleveurs de brebis en montagne et les espèces prédatrices des ovins, pour un équilibre de vie de chacun ?”. 

La question dessine un ensemble de vies possibles concernées par ce sujet : celles des brebis, celles des éleveurs, celles des rongeurs, celles des loups, etc. Le cœur de l’atelier consiste à vivre des expériences particulières de ces vies, elles-mêmes, particulières. Ces temps d’expérimentations corporelles sont entrecoupés de temps de partage et d’enrichissements, via ce que nous croyons savoir, les uns les autres, des espèces en question. 

Les quelques humain.e.s resté.e.s au moulin durant cet atelier eurent alors le loisir d’observer leurs camarades hurler et courir alentours…

Encore avec

Le lendemain, nouvelle exploration, encore. Chaque humain.e se connecte d’abord à un.e autre vivant.e non humain.e. Ours, mousse, coquelicot… les manières de laisser venir ces non humain.es, de les ressentir, de les écouter, est laissé à la créativité de chacun.e. Accompagné.es de ces êtres, nous arpentons un petit bout de terrain à côté du moulin, avec la question qui nous occupe : de quoi cet endroit aurait-il besoin ? En effet, ce lieu est un mélange de vieux débris laissés par de précédant.es occupant.es, de terre, de végétation… il nous semble qu’il aurait besoin de soin.

Tentant de ressentir, à la fois depuis nos corps d’humain.es, et depuis ces autres vivant.es. Échanges en quadrinomes (2 humain.es, 2 non humain.es) autour de questions ouvertes. Et au final, une conclusion en forme d’appel à l’humilité : ce lieu a-t-il vraiment besoin que nous fassions quoi que ce soit pour lui ? A-t-il tant besoin de nous, humain.es, pour s’occuper de lui ?

Nous avons aussi diné ensemble, cuisiné, petit-déjeuné, chanté, karaoké, dansé. Nous avons organisé un micro-concours de mime dansé : variations corporelles autour de la mulette épaisse. 

Instituer peut-être

Enfin, nous avions promis de faire goûter nos joyeuseries aux curieu.se.x des alentours. Et nous avons donc concocté, depuis une “situation environnementale” locale, une réunion publique de concertation potentielle, en 2029, où des collèges de représentant.e.s d’intérêts autres qu’humains bâtissent ensemble une proposition d’aménagement (certain.e.s tiennent à parler de ménagement, pour marquer rupture). 


Cette « Controverse Multispécifique » – nous l’avons baptisée à l’eau conceptuelle – nous a promené dans la négociation d’une demande émanant de représentant.e.s humain.e.s des intérêts et perspectives des prairies humides du Branlin. Au moins. Imaginez plutôt :

Bonjour, Bienvenue à toutes et tous. Représentant.e.s des animaux de la rivière, représentant.e.s des grandes cultures, représentant.e.s des forêts, représentant.e.s des intérêts humains, représentant.e.s des chauve-souris. Bonjour, prenez place. 

Je suis César Palfner, et voici ma collègue, Bénédicte Rigoleto. Nous sommes responsabilisé.e.s de missions pour la SoMeMuB (Société de Ménagement Multi-spécifique du Branlin). Je rappelle à celles et ceux qui ne le sauraient pas encore que la SoMeMuB a été crée en 2027, suite à la loi de programmation pluriannuelle pour la gestion négociée des espaces partagés, dite «Loi de gestion des interdépendances », qui invite chaque milieux de vie à se doter d’instances de négociation entre espèces, pour répondre aux besoins propres de chacune d’entre elles, lutter contre la destruction de la biodiversité, favoriser les équilibres écosystémiques et lutter-contre / faire-avec les bouleversements du climat. 

Je détaille pas toutes ces notions ennuyeuses mais je vous précise que la SOMEMUB, créée suite à cette loi, a décidé collégialement, d’organiser, sur demandes explicites de représentant.e.s humain.e.s d’entités non-humaines, des négociations entre espèces vivantes.

(…)

Considérant les intérêts de la présence de milieux humides pour la protection globale de l’écosystème terrestre ainsi que la trop faible présence de milieu humides et l’état avancé de dégradation du milieu aquatique, nous étudions donc la saisine des « prairies humides » qui demandent le re-méandrement de la portion de branlin située entre la fosse aux moules et la forêt qui pète. Les prairies humides souhaitent pouvoir récupérer de l’espace en rive, droite et gauche, pour favoriser un écoulement moins linéaire, favoriser différentes morphologies de la rivière, des zones profondes, d’autres moins, des accélérations et des ralentissements de l’eau, ainsi que l’installation, sur les berges de milieux pâturés (par des animaux sauvages ou d’élevage) ou fauchés absorbant l’humidité et retardant les effets d’inondation.

(…)

Un temps de connexion guidé, dans le froid et sous une neige invitée du premier avril, permet aux participant.e.s de lâcher un peu (ou beaucoup) les représentations et les croyances, pour tenter de rencontrer l’espèce ou l’écosystème dont ils et elles vont devoir représenter les intérêts.

Rentré.e.s se mettre au chaud, nos représentant.e.s téméraires sont « renseignés » sur l’entité qu’ils et elles doivent représenter. La connaissance naturaliste complète ou rencontre la première connaissance sensible.

Ils et elles se livrent alors à un débat, séquencé, pour enrichir la proposition ménageante formulée par les prairies humides. Ils et elles composent leurs savoirs, leurs ressentis, les mots qu’ils et elles ont lus, entendus et négocient. Les forêts sont prêtes à quelques efforts, les animaux revendiquent, les prairies tentent d’exister, les champs cultivés se transforment et demandent aux humains de moins gaspiller… 

Nous vivons une scène politique étrangère, au cœur d’une institution possible, où les intérêts des partis en présence sont ceux des poissons, des herbes, des bactéries et des humains…


Nous finissons la journée, et la semaine, au café associatif, avec les élus, les vieux, les vieilles, les enfants, les de passage et les autres, beaucoup de vivants dans nos têtes, nos cœurs et nos mains.